LES CHRONIQUES DE FRANCISCO & Co

LES CHRONIQUES DE FRANCISCO & Co

LE CRI DU CHAMEAU saison 3 épisode 9

 

Il est amusant de penser
que toute maladie
est soluble
dans la vieillesse,
le désespoir 
et la lettre agonie d'un monde sous gravité

 

 

 

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Ça fait des années qu'il savoure le fait de pouvoir se garer n'importe comment.

Sans même quitter leur ouvrage des yeux, ses collègues savent qu'il s'agit de Brunner. Ils ont d'abord entendu la musique à fond,  toujours un vieux standard des années 70, puis le rugissement de la grosse bagnole qui se gare en vrac. Au plus près de la scène de crime.Toujours.

Il n'aime se promener qu'avec sa fée ou ses chiens.

Brunner est un type avec des "jours-avec", mais surtout des "jours-sans".

Il s'enfile une tablette entière de chocolat avant de se coucher. Pour le moral. C'est une de ses drogues douces. Il est aussi pas mal cinéphile. Ça l'arrange bien. Parce qu'il a, globalement, un peu de mal à communiquer. Il parle peu ou bien déconne à plein tube sur des conneries. Pas de juste milieu. La mort de son fils, il y a presque vingt ans de ça, lui a totalement déglingué le caractère et laissé en lui tout un tas d'angoisses irrationnelles et une rage de môme. Tous les symptômes et la parano d'un deuil mal géré. Mais il est relativement respecté dans la boutique. Parce que la vie l'a pas mal entamé, qu'il se tient encore debout et qu'au final il reste un flic résolvant la quasi intégralité de ses enquêtes.

Voilà ce qu'on dit de Brunner :  "C'est encore du coeur à l'ouvrage et pas mal d'instinct". Un type qui pourrait s'accomplir encore davantage dans l'action  mais préfère prendre son temps pour tout et laisser ses réflexions en jachère.  "La vérité, c'est un truc qui surgit. On se la prend en pleine gueule. Inutile de fouiller pendant trois plombes" " les indices je ne les déchiffre pas, je les écoute" Il a à sa disposition tout un tas de phrases définitives comme celles-ci, histoire qu'on lui foute la paix et qu'on le laisse travailler à sa manière.

Toujours cette histoire d'instinct.

 

Mais ce n'est pas tout.

Il serait malhonnête de ne pas en dire plus.

Ce ne serait plus un portrait mais une esquisse.

Brunner est accro aux combats de rue. Il arrive parfois au boulot avec des marques et des griffures en travers de la gueule. Il a sa petite réputation dans le milieu et ne s'est jamais lassé de ces heures sauvages malgré son âge avancé. Deux-trois rounds de 5 minutes, à la tombée de la nuit, sur les parkings de zones commerciales, sous la lumière pâle des enseignes, lui permettent de ne pas laisser la rage dévorer totalement son quotidien.  Il a rarement eu besoin d'en aligner 5. Du Bare Knuckle. Le gras de la boxe où la seule règle est de ne pas toucher aux couilles de l'adversaire. À chaque Fight il débranche et laisse l'animal prendre le contrôle. Brunner n'a alors plus rien du type drôle et sympa. Le regard bienveillant n'est plus là. Il ne lutte pas. Il se libère. Il ne se reprend qu'au choc de son front sur le bitume ou à la vue de son adversaire au sol, les jambes en désordre.

L'âge ne l'a pas apaisé.

Son infirmière, c'est Wanda. Sa seule amie.

Une guerrière dont la détente et la précision du coup de pied démontent les machoires du plus solide des colosses. Sa violence et son endurance au combat sont sa lumière dans le noir. Ils ont tous les deux la main sur la douleur de ce monde sinistre et imbécile mais ne pourraient vivre ensemble.

 

L'autre vérité sur Brunner est qu'il peut même se permettre de se faire démolir.

Parce que côté boulot il a plus que des facilités. Son secret et qu'il n'a même aucun mérite à conduire la plupart de ses enquêtes à terme. Son taux de résolution pourrait atteindre les 100% sans se forcer. Mais il n'a aucune envie de se dévoiler. Son secret: pèse lourd. Il lit les scènes de crime comme au cinoche. Il voit à peu près tout.  Il a ce don depuis ses débuts. Depuis toujours. Sa rage, le soir, sur les parkings vient aussi de là.

 

Et pourtant, ce matin, il voit d'emblée que la pâtée qu'on lui offre va le sortir de sa zone de confort. Parce que de toute sa carrière il n'a jamais vu de corps dans un état pareil. Hormis en bordure de voie ferrée. Un corps dans un parc, retrouvé comme ça, c'est inédit.

- On va pouvoir l'identifier grâce à ses pompes ou aux poils de ses mollets, blague David, son collègue et ami.

Deux moitiés de jambes accrochées à une masse écrasée, comme labourée puis étalée sur quatre ou cinq mètres. Il ne reste que ça de ce qui fut un corps. Ça et des lambeaux de vêtements déchirés et projetés dans tous les sens. Plus rien d'unique, de solide. Des fragments d'os explosés ont giclé un peu partout jusqu'à se planter dans le tronc des arbres de l'allée.

- C'est probablement Thor qui a fait le coup. Tout au marteau... lâche Brunner

- Je pensais plutôt à Hulk, après une bonne cuite, répond David en mimant le géant vert.

- Je trouve que tu marches bizarrement, Brunner.

- C'est mes boots. Du cuir bien solide. Elles sont neuves et me font un mal de chien. Mais ça me grandit, j'aime bien. Le temps qu'elles se fassent, je sais que je vais devoir marcher encore quelque temps comme une vieille pute à trois heures du matin.

David se marre toujours en baissant la tête.

Tout le monde est un peu tendu ce matin.

Déconner est primordial.

- Pas de témoin?

-  Pour l'instant, non. On fait le tour du voisinage.

- T'as retrouvé un nom ? demande Brunner en indiquant du menton les restes d'une veste étalée tout près de lui.

- Ouais, le portefeuille était encore là-dedans.  Philippe D. Prof au lycée juste au-dessus.

 

Brunner s'approche des restes.

Il va vite tout savoir. Rien qu'en posant la main sur le mollet du type. Le mollet d'un type grand et maigre. Il se doute que ça ne va pas être franchement drôle. Il va descendre assez profond. Creuser dans le noir. Il se laisse envahir. Assit au milieu de cette allée, la main sur ce long et maigre mollet de ce qu'il reste d'un type massacré, il va assister aux derniers instants du pauvre Philippe D, prof au lycée juste au-dessus.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les abrutis, on ne discute pas avec. Il n'y a plus à débattre. On les balance à la flotte, on les jette au feu ou on les attachent à la cave et on les fait hurler un petit peu tous les soirs ...

 

L'Ombre a pris forme humaine depuis quelques nuits et elle se plait à flâner la nuit dans les parcs de la ville à converser ainsi avec le peuple vaincu des errants. À travailler leur peine jusqu'à dégager la colère. Le type avec qui elle discute de l'imbécilité grandissante du monde est un prof au bout du rouleau.

Philippe, c'est ainsi qu'il s'appelle, est en arrêt maladie depuis 6 longs mois, traînant laborieusement sa dépression le long d'interminables et vaines déambulations nocturnes. La fraicheur de la nuit et la certitude de ne croiser personne en ces heures absentes lui apportent ce minimum d'apaisement lui permettant de foutre le nez dehors.

Mais ce soir l'air est fragile.

Il voudrait faire demi-tour mais sa petite voix lui souffle de continuer. Il ne fait plus d'exercice depuis longtemps et il sait qu'il ne profitera pas longtemps de sa retraite prochaine si il ne s'entretient pas un minimum. Il doit marcher. Parce que dans le fond, il n'a pas tant envie de mourir que ça. Puis il la voit.

C'est tout naturellement qu'il s'assoit sur ce banc, à côté de cette merveilleuse femme qui le regarde approcher avec ce délicieux sourire en coin.

Il s'entend penser très fort. "Sexy, ça, le sourire en coin". 

Phil se sent tout se suite en confiance.

Elle ne le quitte pas des yeux. Elle fait même un peu plus que de le regarder. C'est au-delà. Ça lui fout même un peu la trouille mais ce petit moment est bien vivant. Son coeur bat un poil plus fort.

Elle pose alors la main sur son bras.

C'est comme une décharge. Le contact semble établi.

Après quelques paroles échangées sur la douceur de la nuit et l'insomnie le voilà qui se met à tout lui raconter. Cette poignée d'élèves solidement arrimés à leur imbécilité crasse, parvenant à naufrager sa passion de toujours pour l'enseignement, sous les moqueries permanentes, les incessantes sonneries de portables et les humiliantes imitations de son accent et de sa démarche de boiteux dès la sortie du collège.

Jusqu'à se retrouver avec cette classe d'imbéciles sur les bras, il y puisait jusque là tout le sens et le miel de sa vie. Cette joie profonde et fertile de l'échange et du partage des connaissances.

Il ne sait plus comment il s'est laissé déborder.

Il ne sait pas pourquoi il s'est laissé envahir.

La Faiblesse.

La peur.

Le terreau de la lâcheté.

Il évoque ensuite l'absence de soutien des collègues et ce désolant silence d'une institution qu'il juge aveugle et sourde.

C'est ainsi qu'ils se retrouvent à discuter de la grandissante imbécilité du monde.

- -  Les abrutis, on ne discute pas avec. Y a plus à débattre. On les balance à la flotte, on les jette au feu ou on les attache à la cave et on les fait hurler un petit peu tous les soirs ...

 

Cette phrase lui fait prendre la mesure de cette femme. Puissance. Cruauté. Indifférence. Son contraire. Il tente alors de se hisser au même niveau de colère. Parce qu'épuisé de se sentir victime, il  embrasse pleinement le sens libérateur des mots féroces de la belle inconnue.

- Ouais, un troupeau inculte d'égocentriques étalant leur médiocrité sur des murs d'imbécilité. Persuadé que leur petite vie terne et misérable est plus importante que celle des autres.

Elle hoche doucement la tête, comme une psy bienveillante.

Il aime se sentir l'âme d'un poète rageur.

Quand il se tait c'est elle qui en rajoute :

- Je vous comprends Philippe, je voudrais moi aussi démolir leurs sourires idiots et leurs petits bonheurs en solde à grands coups de masse.  La bonne vieille réalité des coups. Qu'ils éprouvent enfin l'effort à survivre en ce monde.

Il ne s'étonne plus qu'une femme de sa classe puisse s'exprimer ainsi. Cette brutalité est une délivrance pour son esprit enchaîné.  Ces flots haineux le soulage brusquement de tout le poids qu'il a sur l'âme et le coeur.

- Vous et moi on se comprend.

Puis il s'entend gémir :

- Les petits enculés...

Tiens, voilà qu'enfin de vraies larmes coulent le long de ses joues.

La main de la femme se resserre encore davantage sur son bras.

Une nouvelle vague de chagrin le submerge.

-  Mais... je sais que dans le fond ce ne sont pas des monstres. Je le sais bien. J'ai merdé quelque part. Comment je vais pouvoir m'en sortir ?  Comment je vais me tirer de là ?

Ce n'est plus une question mais une supplication.

Il voudrait du réconfort mais il n'entend que le souffle de sa respiration.

C'est l'effet du silence lorsqu'il dure un peu.

Elle répond d'une voix sans timbre :

- En arrêtant de vous comporter comme une sombre merde.

 

Philippe reste immobile.

Il entend un chien aboyer dans un jardin voisin.

- Vous êtes comme un sac rempli de déjections qu'il faut balancer aux ordures, Philippe. Vous n'avez pas plus de valeur que ça.

Il est secoué d'un rire nerveux. Il la regarde se relever, les yeux écarquillés. Elle se place devant lui sans lâcher ce petit sourire en coin. Quelque chose en elle a subitement transformé les traits de son visage. Plus rien d'avenant ne subsiste dans cette face qui soudain s'aplatit. L'air se charge d'une vapeur glacée. Le gel lui fait souffler un brouillard de terreur. C'est un froid tranchant, pétrifiant toute vie. Il sait déjà qu'il ne rentrera plus jamais à la maison. 

Et elle reste là. Une chose à la tête penchée, dans le contre-jour du réverbère. La femme a comme disparu. Elle est désormais cette ombre hirsute et tordue. Sa voix tonne.

- Votre douleur est écoeurante, avez-vous ne serait-ce qu'une petite idée de l'odeur que vous dégagez?

Il voudrait se lever, foutre le camps, mais la voix de l'inconnue le cloue au banc.

Puis viennent les coups.

Il s'entend supplier comme un môme.

Un nouveau choc, terrible, le dévaste.

Ça lui déchire le visage comme le coup de patte d'un tigre.

- Renonce ! Hurle l'inconnue. Renonce !

Un sifflement strident lui déchire les tympans. Il ne s'entend plus crier. Son corps retombe à quatre pattes sur les graviers. Alors seulement, il se met à hurler mais aucun son ne sort de sa bouche hormis le gargouillis de sa gorge ouverte. 

Ce qui reste de Phil tente de se relever mais les mouvements sont incontrôlables. Un râle misérable parvient finalement à s'échapper des profondeurs de son corps en douleur. Les longues pattes luisantes de sa tortionnaire tournent autour de lui comme des compas tranchants.  Ce n'est plus une femme, c'est une créature terrifiante. Titanesque. Il entend la cadence résolue de ses pas. Ce gravier que l'on écrase, dans le silence hurlant d'un univers à l'agonie. C'est un fauve, énorme, encerclant  et reniflant sa proie.

Il n'est pas sa première victime. Il le sait. Cette chose abominable a déclaré la guerre au sensible et à la fragile poésie du monde. L'ignoble et la force aveugle et imbécile gouvernent en grognant puis l'écrase. 

Quelque chose d'opaque et dégueulasse  se glisse dans son crâne et enfle dans son cerveau. Puis tout explose.

 

 

 

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- Brunner? t'as besoin d'aide?

Il voudrait répondre à son collègue mais il ne peut qu'esquisser un sourire, hocher la tête et retourner à sa voiture.

Il reste assis un moment, le temps d'encaisser.

Ses mains tremblent encore.

Il attend de pouvoir enfin démarrer et rentrer chez lui. Il va devoir prendre un moment avant de remettre à penser d'une manière cohérente. Dans le fond, il aime rester raisonnable.

Ce qui lui arrive ce matin c'est autre chose. Quelque chose qui le dépasse. Qui dépasse absolument tout le monde. L"enquête est close mais le pire est à venir. Il sent le venir ce grand reflux d'humanité qui  verra sombrer tout ce qu'il a connu jusqu'ici. Ce type écrasé est un premier signal. La toute première note d'une gigantesque symphonie du chaos.

Il lui reste ce truc pour se calmer : Visualiser le chemin qui l'emmenait, gamin, dans les profondeurs du bois. Ce sentier qui partait du fond du jardin. Du temps où tout faisait sens.

 

 

 

 

 

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De là-haut, Grand Paul a tout vu.

Il suivait chaque nuit du regard les marches tranquilles de ce grand type maigre et sans allure. Il aurait voulu prendre soin de son âme. L'accueillir et l'accompagner dans les premiers temps de l'après. Mais l'Ombre hideuse n'a rien laissé échapper. Tout de cette vie là a été avalée.

Il y a eu le silence puis les premiers hurlements des promeneurs. Puis les sirènes. Puis le matin.

Grand Paul n'est plus de ce monde. Il ne souffre plus depuis longtemps mais  la sauvagerie de l'Ombre et la disparition de cette âme innocente le laissent dans l'intranquillité.

Celle des anges désarmés qui se désespèrent d'entendre le tonnerre derrière l'horizon.

Celui des flots rugissants de la vie s'engouffrant pour toujours dans l'abîme.

 




 

 

 

 

 

Épisode 10

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Sommaire saison 3

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15/10/2018
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