LES CHRONIQUES DE FRANCISCO & Co

LES CHRONIQUES DE FRANCISCO & Co

BARDO, let's dance!

Onirique Trip    Farce     Mémoire     Transcendance

Alejandro González Iñárritu 

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"Prétentieux, narcissique, complaisant..."

 

 

 

À peine sorti sur Netflix, à peine digéré, les critiques pleuvent déjà, avec parfois un franc mépris, sur le dernier opus d'un artiste que je considère comme l'un des derniers grands peintres de l'âme.

Iñárritu, narcissique ? Ok, je l'entends. Mais ce soi-disant narcissisme n'est-il pas le socle de confiance qui pousse les plus grands artistes à accoucher de leurs passionnants carnets intimes. L''universalité de leur mal-être ou crise existentielle souvent plus cultivées que les nôtres ne résument-elles pas comme aucune autre nos tristes conditions de pantins s'agitant jusqu'au crépuscule avant de disparaître ?  

De Fellini ou Antonioni à Moretti, de Tarkovski à Bergman, des obsessions de Scorsese à la mégalomanie de Coppola l'ego est omniprésent dans les oeuvres totémiques qu'incarnent les introspections rêveuses de Huit 1/2, Le Miroir, Persona, le Mank de Fincher ou La Fièvre de Petrov de Serebrennikov, récemment chroniqué.

Mais cet épanchement du moi accouchent alors de propositions de cinéma autrement plus riches, profondes, passionnantes et passionnées que celle de tâcherons béni-oui-oui et bien-pensants maîtrisant la technique mais n'ayant strictement rien à exprimer.

L'art si il veut survivre, continuer à surprendre et interroger a le devoir de cultiver sa rage et de se foutre royalement de la morale en laissant se déployer dans l'oeuvre un esprit fort et indépendant. Sinon, autant  placer les cinévores exigeants que nous sommes sous respirateur artificiel et nous débrancher uniquement le temps de nous servir un potage tiède à la cuillère.

 

Bardo fait pour moi partie des rares oeuvres surprenantes et bien nourries.

Oui c'est un ego-trip. Mais au coeur de la mémoire. La poésie triomphe tout comme sur les échos des souvenirs de Cuaron pour Roma ou ceux de Sorrentino pour La Main de Dieu. Netflix vient d'ajouter une troisième "confession d'auteur" à son prestigieux catalogue. Le personnage principal, Silverio, et bel et bien un double du réalisateur mexicain effectuant son retour au pays après avoir connu le succès au Etats-Unis. Comme le titre et le plan d'ouverture l'indiquent (ceci n'est donc pas un spoil) le métrage entrelace brillamment narration et forme pour épouser l'anarchique fragmentation d'un flux de conscience dérivant entre passé et présent, entre vie et mort. Une forme "d'errance intérieure", au gré du courant  nous immergeant dans l'esprit d'un artiste documentariste immergé dans les limbes de ses souvenirs, traumas et engagements d'une vie toute d'espoirs et désillusions. Le résultat pour le spectateur devient rapidement une véritable épopée sensorielle.

 

 

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Du premier au dernier plan le spectacle est somptueux.

Et sur ce point il convient de saluer bien bas le chef-op Darius Khondji.

Quelques mots sur cet immense esthète de l'image. Il est un des plus grands chef-op en exercice et ce depuis les années 90. Un créateur de  tableaux, artiste aussi incontournable que Roger Deakins, Emmanuel Lubezki, Matthew Libatique, Janusz Kamiński, Rodrigo Prieto ou claudio Miranda (j'en oublie, forcément) Réalisateur de Clip pour Madonna ou Lady Gaga son CV au ciné aligne des oeuvres visuellement aussi marquantes que ses collaborations avec David Fincher pour Seven et Panic Room ou son travail avec Caro et Jeunet sur Delicatessen et l'esthétiquement envoûtant et sous-estimé La Cité de Enfants Perdus. Plus près de nous, saluons de beaux mariages avec le réalisateur James Gray pour Armageddon Time, The Lost City of Z et The Immigrant.

Khondji embrasse tous les univers d'Amour à Uncut Gems et son incursion dans le télévisuel pour la série expérimental de Winding Refn Too Old to Die Young dit tout du bonhomme. Un grand peintre qui ose tout et maîtrise, comme tous les grands, l'art de transcender le réel. Tout décor est sublimé. Son travail sur Bardo mérite tous les éloges. Le recours à l'ultra-grand angle favorise l'immersion et souligne la vision altérée et déformée de la mémoire qui ne reproduit qu'une illusion du réel. Les plans-séquence semblent embrasser le spectacle au-delà de l'horizon, notamment sur l'impressionnante séquence des migrants. 

  

Oui, ce "voyage" fut pour moi, passionnant et visuellement trippant à suivre deux heures trente durant. Même si l'attention ne repose pas vraiment sur le personnage principal, le documentariste à succès Silverio, incarné par un acteur ayant traversé les filmographies des plus grands cinéastes sud-américains. Il est juste ici esquissé. Il traverse le film "comme une ombre" et n'est que le fil rouge reliant les tableaux qui s'enchaînent. Une silhouette "prétexte" parfois fantomatique, dont l'esprit s'incarne plutôt dans les décors et paysages que dans le jeu, décors tous plus fascinants les uns que les autres.

Ok, il faut ici se laisser aller et renoncer à la narration traditionnelle comme dans les derniers Malick. D'ailleurs, hormis l'ouverture hommage au fantasmatique 8 1/2 de Fellini, les clins-d'oeil aux oeuvres du maître de Tree of Life sont ici bien présents (appartements ensablés, figure errant dans le désert, arbres de vie). J'interprète ces références comme un hommage aux libérateurs de la forme et du propos. Tout comme l'emprunt, limite plagiat, à la sus-citée Fièvre de Petrov avec le recours à l'effet numérique d'une tête d'adulte sur un corps d'enfant lors de la rencontre de Silverio avec son père disparu.

Iñárritu convoque les oeuvres des derniers géants de l'aventure intime et de l'échappée onirique pour retrouver sa foi en la création. Bardo est une lutte spectaculaire (qui ne craint même pas le ridicule) contre l'inertie, le tarissement et l'effacement.

Let's Dance ! 

 

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La vie, l'amour, la mort.

On  peut y ajouter l'Histoire et la migration, l'héritage, l'identité, la filiation et la paternité, l'intégrité et la vanité, le succès et l'échec. Tout y passe sans parfois certaines maladresses. Lorsque au milieu du métrage un personnage fait l'auto-critique de l'oeuvre que nous traversons, l'effet miroir est alors un poil lourdingue, j'en conviens. Mais, au final, que d'instants poétiques! que de surprises! que de visions fulgurantes! (l'apparition du conquérant espagnol Cortès au sommet d'une montagne de cadavres... encore un tableau de maître, clair-obscur crépusculaire à souhait) 

Franchement, quel voyage !

 

Oui, le cinéaste exhibe ses douleurs, ses plaies et ses interrogations mais il le fait avec générosité et une vraie fringale de cinoche. Le thème douloureux, abordé de front et d'entrée, de l'enfant mort-né (vécu par le cinéaste et son épouse) est ici retourné d'une manière aussi drôle que déchirante. Une séquence qui confine au génie, aussi dérangeante soit-elle. Je n'ai pas senti au cours de ce parcours la moindre trace de "prétention" uniquement une tentative courageuse de renouer avec l'inspiration en traçant la route hors des sentiers battus.

La fièvre de Silverio m'a peut-être un chouille moins convaincu que celle de Petrov mais j'ai trouvé là largement de quoi étancher ma soif de grand cinéma.

 

Voilà pourquoi j'étais autrement plus impatient à l'idée de m'abandonner au Bardo d'Iñárritu que de rejoindre la planète Pandora pour m'engager sur le terrain hautement balisé d'une fable écolo peuplée de schtroumpfs de luxe, aussi spectaculaire, techniquement renversante et divertissante soit-elle.

Je suis bien conscient que Bardo ne représente pas un cinéma que l'on peut conseiller à tous. Je comprends que l'on puisse rester à la porte de tels parti-pris esthétiques et narratifs. Mais il est impératif que des films comme Bardo, aussi ambitieux sur le fond que sur la forme, puissent voir le jour. 

 

 

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La liste ne sera pas exhaustive mais je vais donc en profiter pour féliciter Netflix d'avoir permis à Scorsese de nous livrer The Irishman, à Charlie Kaufman Je veux juste en finir, à Alfonso Cuarón Roma, à Del Toro son Pinocchio, à Fincher Mank, à Sorrentino La Main de Dieu, à Sam Levinson Malcolm & Marie, à Andrew Dominik Blonde, à Thomas M. Wright The Stranger,  à Alex Garland Annihilation, à Jane Campion The Power of the Dog, à Benny et Josh Safdie Uncut Gems, à Adam Mc Kay Don’t Look-up, à Cary Joji Fukunaga Beasts of no Nation, et j'en oublie... Quelques chef-d'oeuvres et des films de caractère avec un vrai regard et des visions uniques. Occasion d'autant plus d'actualité que la récente perte d'abonnés de la plate-forme ne garantit pas qu'elle misera toujours autant sur les auteurs que sur d'habiles faiseurs de blockbusters

 

Alors plongeons. Célébrons l'inspiration.

Parce que oui, sans trop faire le vieux con, je m'inquiète pour l'avenir. Les prochaines générations de cinéastes nourries aux applis et biberonnées au réseaux sociaux, vaine et dérisoire culture de l'instant (et de l'ego au sens le plus aride), disposeront-elles du précieux bagage d'une ultra-sensibilité abreuvée aux mythes antiques comme aux grandes oeuvres de leur temps? Les techniciens-amuseurs remplaceront-t'ils les esprits cultivés? Verra t'on encore défiler sur l'écran de précieuses énigmes et échappées surréalistes sachant soulever le voile des apparences, chatouiller les évidences et déjouer les codes? Doit-on succomber à un septième art qui nous "vend" du rêve plutôt qu'il nous y invite? Le coeur du cinoche bat toujours mais a-t'il encore une âme?

 

Le cinéma doit rester une terre d'explorations et expérimentations.

Il est vital pour l'art de savoir s'échapper et Bardo cultive justement le goût précieux de la fugue. Derrière "l'intervalle" comateux du personnage principal on devine un immense réalisateur transcendant sa dépression, dans la continuité du naufrage existentiel habitant les personnages de sa comédie noire et chef-d'oeuvre Birdman. Au-delà du pessimisme plane l'espoir d'une renaissance.

Quand on fait le bilan, cet ogre du septième art qu'est Iñárritu ne nous a offert que des oeuvres profondes, puissantes et foisonnantes, du douloureux Amours Chiennes à son transcendantal survival The Revenant en passant par le viscéral 21 Grammes, L'universel Babel et le déchirant Biutiful. Oubliez les critiques parfois avides de faire dégringoler les géants, remercions-le et soignons-le en s'abandonnant à Bardo

Tout comme dans ses précédentes oeuvres il accomplit une nouvelle fois un acte de résistance à la fois grandiose, glorieux et pathétique.

Celui de faire face à la désolation ambiante.

Bravo !!!

 

 

Francisco, 

 

 

 

 


  

 

Le voyage d'Alejandro 

 

 

 

Chroniques Iñárritu

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2022

 

2h30

 



18/12/2022
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